mardi 28 juin 2016

Vous ne me dégoûterez pas de la guerre. On dit qu'elle anéantit les faibles, mais la paix en fait autant.


Bertolt BRECHT,
Mère Courage et ses enfants
 Ed. de L'Arche. 120 pp.
 
Mère Courage et ses enfants met en scène une cantinière, accompagnée de ses deux fils Eilif, Schweizerkas et de sa fille muette Catherine.
De champ de bataille en champ de bataille, de Pologne en Bavière, toujours prête à réaliser une bonne affaire, Mère Courage s’est installée dans la guerre et fait du commerce pour être une bonne mère, mais elle ne peut être une bonne mère en faisant du commerce. Le spectateur assiste donc à l'aveuglement du personnages, dont les contradictions sont rendues évidentes par la pièce sauf à lui.(1)

L'aliénation est évidemment l’un des grands thèmes de la pièce puisque l'esthétique de Brecht se fonde sur le discours marxiste.
Mère courage est la figure même de la femme aliénée. Dans le langage marxiste,  l’aliénation désigne le fait d’accepter voir de revendiquer un état,  une situation, un fait, la position qu’occupe un chef sans se rendre compte que cette même cause va en réalité contre notre intérêt. Pour faire bref, il s'agit de servir des causes qui nous portent préjudice. Dans la philosophie marxiste, l’aliénation est d’abord celle des classes.
  La guerre ne sert que les intérêts des grands. Or, Mère Courage pense que la guerre sert ses intérêts. Cependant et bien que la guerre lui permette de s’enrichir, elle lui dévore ses enfants. Autrement dit, la guerre, pense-t-elle la nourrit mais, en réalité, c’est elle qui nourrit la guerre. Les personnages de la pièce de Brecht sont à la limite de la prise de conscience. C'est d'autant plus terrible puisqu'ils sentent que la guerre est quelque chose d’épouvantable mais ne sortent pas du cycle. Les fils pensent que la guerre est naturelle, elle fait donc partie de la condition humaine. Si elle est condamnable, il n'en demeure pas moins pour eux fatale.
Pourtant la guerre n'est pas naturelle. C'est un phénomène historique. Or, mère et fils ne se rendent pas comptent qu'en acceptant la guerre, ils l'alimentent.
 

Le thème de l'aliénation est par ailleurs hypertrophié, puisque l'héroïsme devient la marque de l'aveuglement des personnages
Pour Brecht l’héroïsme est une complète aliénation à la guerre puisque le héros, en cherchant l'exploit, est celui qui alimente la guerre par excellence.
Individualiste par nature il est celui qui agit au mépris de l'intérêt commun et ce afin d'exalter sa grandeur et son égo, tout en alimentant la guerre. 
Le héros à la prétention de transcender l’Histoire. Cependant, loin d’être un personnage exceptionnel, il sert en réalité les intérêts de la classe au pouvoir. (2)

Cette exaltation stupide est incarnée par le personnage d'Eilif qui pour être remarqué de son capitaine massacre des paysans, saccage leur village et les dépouille de tous leurs bien, sans se rendre compte qu'il tue en réalité des personne appartenant à sa propre classe. D’ailleurs Eilif finira par mourir pour avoir accompli des actes précédemment exaltés pendant le jour de la trêve. Héros victime, pris dans un engrennage auquel il ne comprend rien à rien, il nourrit en réalité ce qui finira par le tuer.


Quant à Catherine, la fille de Mère Courage, incarne aussi la figure du héros dont le traitement reste cependant à nuancer. Elle demeure muette tout au long de la pièce. Incapable de parler, elle est pire qu'aliénée puisqu'elle est victime et dans l'impossibilité de réagir.
Lorsque des pillards s'apprêtent à massacrer les habitants de la ville, elle sort de son mutisme en batant du tambour, alors que les hommes se mettent à prier dieu. Le texte se construit en canon pour savoir qui de Dieu ou du tambour réveillera la ville. Dans son geste Catherine semble répondre au silence voire à l'absence de Dieu et à l’inadaptation de la prière et de la foi face à une situation imminemment catastrophique. Elle cesse enfin d'être aliénée en prenant conscience que la guerre n'est pas un fait de nature que par conséquent, Dieu n'y peut rien. En rejetant la fatalité incarnée par les paysans agenouillés, elle devient un "être historique."
Catherine meurt en héroïne, mais en se sacrifiant pour les autres, incarnant ainsi une figure christique. Incapable de se concevoir en héros parce qu'enfant, elle n'accomplit pas son acte dans une attitude esthétique. Pourtant sa mort ne clôture pas la pièce. Cette scène paroxystique ne résout rien puisque celle qui finit par prendre conscience de son aliénation meurt.(3)



La mise en scène et la distanciation jouent un rôle crucial dans la compréhension de la pièce.

Le théâtre de Brechtien n’est pas aristotélicien. Il rejette l’une des règles fondamentales du théâtre occidental puisqu'il s'oppose à la théorie de la catharcis et à l'identification qu'elle suppose.
L'auteur qualifie l'identification d'"envoûtement" qui plonge le spectateur dans un état second. Or cette envoûtement est aux antipodes de la représentation que se fait le dramaturge du théâtre: Un lieu politique, de vie civique où l'homme ne doit pas s'oublier mais au contraire, s'éveiller à son être social et historique.

La guerre n’est pas un phénomène naturel.
C’est un phénomène historique.
La mort des personnages n'est pas le fait d'une condition humaine fatale. Mère Courage est d'abord l'histoire d'une femme qui a tué ses enfants, faute d'alimenter la guerre, l'histoire d'une femme qui, même à la fin de la pièce, n'aura toujours rien appris.


N.A


(1) BEROLT BRECHT, Mère Courage et ses enfants, 1955, Ed. L'Arche, 2014, p.120.
(2) Ibid, pp. 21-27 
(3) Ibid, pp.111-115