jeudi 2 août 2018

So go get some real decency, son.

DEL TORO Guillermo, The Shape of Water
(La forme de l'eau),
2017.
          Sans surprises, le dernier conte de Guillermo Del Toro raflait quatre Oscars lors de la cérémonie de 2018.
Le réalisateur renoue avec le genre qui l'avait rendu célèbre (on se souvient tous du magnifique Labyrinthe de Pan), et son dernier bébé porte cette fois-ci le titre rêveur de "La forme de l'Eau".
Ici, dans l'Amérique de la Guerre Froide, Elisa (Sally Hawkins), muette, franchement pas jolie, travaille au nettoyage des toilettes des hommes dans un laboratoire secret du gouvernement. En ces temps troubles, flotte comme un léger parfum d'espionnage. Condamnée à récurer des chiottes en compagnie de son acolyte (Octavia Spencer), Elisa se retrouve nez-à-nez avec la dernière trouvaille du laboratoire, une étrange créature aquatique.
Très vite, Elisa tressera des liens avec la créature, des liens romantiques qui seront mis à mal par un avatar du mal (Michael Shannon).

          Le nerf du film réside indubitablement dans sa capacité à offrir une réflexion métatextuelle sur le cinéma lui même et à lui rendre hommage. En effet, le cinéma apparaît comme le seul salut possible de la protagoniste.
Le quotidien d'Élisa est médiocre et vraiment pas ragoûtant. Après une journée de dûr labeur passée à frotter moultes cuvettes et à éponger des flaques d'urine, sa seule consolation est de visionner des comédies musicales en compagnie de son voisin. L'écran offre alors une réalité alternative et permet à Mme Chiotte de s'imaginer au bras d'un Fred Astaire, ou même de retrouver sa voix. Notons aussi que l'héroïne habite juste au dessus d'une salle de projection, dont les jeux de lumières filtrent à travers le plancher de son appartement grisâtre. Le cinéma aurait donc la possibilité de transfigurer le morne du réel, par le merveilleux qu'il induit et qui s'immisce dans le quotidien du spectateur.
Enfin, la délivrance de l'héroïne, l'amour qui lui permettra de se dépasser et de se transfigurer, arrive avec la rencontre de la créature laquelle n'est pas sans rappeler le monstre de Creature from the Black Lagoon, classique du cinéma d'horreur américain des années 50. Nous pourrions ainsi voir en l'eau et  sa symbolique baptismale, le catalyseur de la renaissance d'Élisa.

Jack ARNOLD, Creature from the Black Lagoon, 1954.

          Autrement, La forme de l'eau est une réécriture assez banale de La Belle et la Bête et de l'histoire de la princesse et du crapaud. Le film emprunte au conte, à son lyrisme facile, avec sa séquence d'ouverture commençant par le poncif "il était une fois".
L'histoire est on ne peut plus banale. Del Toro reprend la structure du conte de fée manichéen avec ses gentils et ses méchants de l'autre. Avec un léger "twist"- du moins, c'est ce qu'il cherche à vous faire croire-: les gentils sont tous des "monstres" alors que le méchant est celui dont la façade est la plus ordonnée et qui se révèle être un cœur de pierre.
Dans ce "tale of love and loss, of a princess with no voice, and a monster who tried to destroy it all",
Del Torro joue sur l'étymologie du mot monstre, qui rappelons-le, désigne celui ou celle que l'on montre du doigt. La forme de l'eau devient alors un plaidoyer en faveur des monstres de l'ère Trumpienne : les noirs, les femmes et les homosexuels. La "dream-team" des guerriers de la justice sociale [1] rassemble les "bons" du conte.
          Le problème du film de Del Toro, c'est qu'il n'apporte rien de neuf et obéit à la recette de son temps.
Nous ne cherchons pas là à verser dans le négationnisme en remettant en causes les souffrances endurées par les minorités. Néanmoins, l'Occident a intégré les groupes en question, lesquels se voient octroyer de plus en plus de droits. Aussi, le film ne pousse-t-il pas le spectateur occidental à réfléchir, il ne le déconcerte pas, mais répond au contraire à ses horizons d'attente en le confortant dans son mode de pensée libéral. Les méchants sont toujours les mêmes à savoir des représentants de la gente masculine, blancs, hétérosexuels et pères de famille, tant d'avatars du modèle conservateur diabolisé par les libéraux. Le propos bienséant de Del Toro, lorsqu'il s'adresse à son public principal à savoir le public occidental, ne fait surtout écho aux guerriers de la justice sociale, "Black lives matter", "Me too" etc... Plus encore, il conforte un mode de pensée qui semble en vogue actuellement -où les hommes sont tous des salauds ou des bons à rien à moins peut-être d'être homosexuels, et où toutes les femmes, à l'instar d'Élisa qui récure les toilettes des hommes à longueur de journée, sont les victimes d'un complot insitutionnalisé nommé phallocratie-.

          En bonne coureuse de lauréats, j'ai été voir ce film. Comme beaucoup je me suis fait avoir, puis j'ai réfléchi. La vérité est qu'en regardant La forme de l'eau, on se laisse facilement prendre dans la toile de Del Torro.
Que la façade trop ordonnée de la Persona puisse cacher de terribles ténèbres, soit.
Que l'hétérosexualité ne soit plus vue comme une orientation sexuelle mais comme un système structuré et bien huilé favorisant l'exploitation des femmes par les hommes, c'est tout de suite plus discutable.  Les minorités sont de plus en plus indépendantes. Reste alors à nous interroger sur les véritables motivations du réalisateur. Del Toro est-il un guerrier de la justice sociale au discernement quelque peu contestable? La forme de l'eau est-il un film-recette, politiquement correct et concertant, taillé pour être une bête à Oscars ? Que reste-t-il du véritable engagement?

N.A

[1] Guerrier de la justice sociale: Militant défenseur de la bien-pensance, passé spécialiste dans l'art de défendre sans discernement l'antiracisme, le féminisme et la communauté LGBT.


vendredi 5 janvier 2018

My example, it's a metaphor. I mean it's sore, it's symbolic.

LANTHIMOS Yorgos,
The Killing of a Sacred Deer, 2017.
    Steven (Colin Farrell), chirurgien cardiologue, est un pur produit du rêve américain. Archétype de la réussite sociale, cummulant superbe carrière, cottage proprêt de banlieue bourgeoises et montres de luxe, rien ne semble pouvoir troubler l'équilibre régissant son univers et celui de sa petite famille. Rien, si ce n'est la présence de Martin (Barry Keoghan), adolescent énigmatique que le médecin prend sous son aile et qui fait tache dans l'univers apollinien de ce dernier. Mais le jeune homme et le chirurgien sont liés par un terrible secret.
La vie idyllique de la petite famille vole en éclat lorsque Martin révèle ses sombres desseins.
    Le couperêt tombe : il va falloir payer. Pour les fautes du passé d'abord mais surtout payer le prix de son imposture.

    Car Steven est bel et bien un imposteur. Son double statut de chirurgien et de père de famille modèle n'est qu'une façade.
La diégèse de La mise à mort du cerf sacré ne progresse pas linéairement. Elle est une plongée, une descente dans l'intériorité du personnage, l'excavation méticuleuse de ses petites faiblesses, de ses lâchetés les moins avouables.
La famille de ce dernier n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Si elle semble d'abord filer le parfait bonheur, force est de constater qu'elle participe de la masquerade dont Steven est à la fois l'ordonnateur et l'interprête. Ritualisée à l'extrême, elle n'est que la construction factice du chirurgien qui, par son emprise, veille strictement au bon déroulement de la représentation. Sous le travestissement du "bon père de famille", Steven est en réalité un tyran soucieux de conserver ses pouvoirs, un maniaque du contrôle, maître de la manipulation, trop lâche pour assumer ses erreurs.

    Yorgos Lanthimos aborde une fois de plus la thématique du mensonge, topoï de son cinéma et qu'il avait déjà exploité avec brio dans Dogtooth (2009) et dans The Lobster (2009).
L'introduction de Martin- allégorie de la culpabilité ne pouvant plus être refoulée)- dans le quotidien du chirurgien envoie valser acteurs et déguisements dans le décor. Sa présence coincide avec l'exhumation des secrets inavouables de Steven et contribue au renversement de l'ordre culturel parfait duquel le médecin se voulait le garant.
La tension entre le vrai et le faux, l'essence et les apparences est rendue par le traitement du motif des mains qui jalonne le film. À plusieurs reprises, Steven est complimenté pour leur beauté, la blancheur et la propreté. Or il s'avère qu'elles sont à l'origine de crimes, d'actes inavouables et autres souillures en tout genre. Les gants tachés de sang et dédaigneusement jetés à la poubelle à la sortie du bloc opératoire sont la véritable nature du chirurgien, la même qu'il tente de dissimuler derrière un Surmoi surpuissant en les lavant compulsivement.

Cependant toute représentation suppose une fin, et le masque doit tomber.
Démasquée, la duplicité du médecin est révélée au grand jour. À l'instar d'Agamemnon dans Iphigénie à Aulis, Steven apparaît comme un être terriblement malhonnête, n'ayant aucun scrupule à mentir à outrance pour dissimuler ses erreurs et ses perversion comme en témoigne les schèmes de l'enfouissement qui reviennent en leitmotiv, accusant le monde entier lorsqu'il est mis au pied du mur.
Mais le chirurgien n'a que trop fabulé. Faisant l'effet "boule de neige", les cadavres ressortent du placard, à faire éclater les portes closes. Pour s'en débarasser, il faut une victime sacrificielle.

DOYEN Gabriel-François (1726-1806), Sacrifice d'Iphigénie, Maison Motais de Narbonne.

   Lanthimos se réclame d'Euripide. Hypertexte d'Iphigénie à Aulis- ne serait-ce que par son titre, renvoyant au sacrifice d'Iphigénie par Agamemnon à la déesse Artémis- le film frappe par un traitement tragique rondement mené et qui fait son cachet.
    D'entrée de jeu, Steven apparaît comme un personnage de la démesure. Le contrôle que le chirurgien exerce sur ses patients (ainsi que sur sa famille), fait de lui un dieu potentiel, régissant la vie d'autrui. Ce pouvoir est représenté par le symbole de la montre qui confère à son détenteur le pouvoir d'ordonnateur.
Pseudo-dieu, Steven sera pourtant confronté à une puissance qui le dépasse.
En offrant sa montre à Martin dans une tentative maladroite de se dédouaner de sa culpabilité, il fait du jeune homme le régisseur de son monde, et ce malgré lui. Face au mortel surrestismant son pouvoir, héros prométhéen jouant avec le feu à outrance, Martin incarne la figure du dieu vengeur omniscient, de la terrible loi du Talion. L'adolescent qui réclame le sacrifice, manipule désormais à sa guise le destin du chirugien, emprise rendue par l'abondance des travelings en plongée sur Steven, comme si ce dernier était sans cesse poursuivi par la fatalité.
À noter par ailleurs que le cadre spatio-temporel du film se réduit à mesure que l'échéance approche, condensée et tourmentée par la main d'un dieu sadique qui s'amuse. Les personnage sont alors poussés dans leurs derniers retranchements dans la cave de leur maison- et donc confrontés à leurs instincts les plus bas- dans une sorte d'enfermement tragique ne leur laissant aucune échappatoire devant l'inéluctable.
À la souillure palliera un châtiment conséquent. Reste à savoir qui sera désigné pour camper le rôle du bouc-émissaire.

    Malgré quelques longueurs, la densité des métaphores doublée d'une esthétique magistrale fait de La mise à mort du cerf sacré une œuvre qui vous attire dans ses méandres pour mieux vous prendre à la gorge. Satire sociale grinçante où s'invite le fantastique, tragédie glaçante rappelant celles des temps immémoriaux, le film dissèque avec brio cette "tendance de l'homme à projeter sa propre culpabilité sur un autre et satisfaire ainsi sa propre conscience, qui a toujours besoin d'un responsable, d'un châtiment, d'une victime".



N.A