jeudi 2 août 2018

So go get some real decency, son.

DEL TORO Guillermo, The Shape of Water
(La forme de l'eau),
2017.
          Sans surprises, le dernier conte de Guillermo Del Toro raflait quatre Oscars lors de la cérémonie de 2018.
Le réalisateur renoue avec le genre qui l'avait rendu célèbre (on se souvient tous du magnifique Labyrinthe de Pan), et son dernier bébé porte cette fois-ci le titre rêveur de "La forme de l'Eau".
Ici, dans l'Amérique de la Guerre Froide, Elisa (Sally Hawkins), muette, franchement pas jolie, travaille au nettoyage des toilettes des hommes dans un laboratoire secret du gouvernement. En ces temps troubles, flotte comme un léger parfum d'espionnage. Condamnée à récurer des chiottes en compagnie de son acolyte (Octavia Spencer), Elisa se retrouve nez-à-nez avec la dernière trouvaille du laboratoire, une étrange créature aquatique.
Très vite, Elisa tressera des liens avec la créature, des liens romantiques qui seront mis à mal par un avatar du mal (Michael Shannon).

          Le nerf du film réside indubitablement dans sa capacité à offrir une réflexion métatextuelle sur le cinéma lui même et à lui rendre hommage. En effet, le cinéma apparaît comme le seul salut possible de la protagoniste.
Le quotidien d'Élisa est médiocre et vraiment pas ragoûtant. Après une journée de dûr labeur passée à frotter moultes cuvettes et à éponger des flaques d'urine, sa seule consolation est de visionner des comédies musicales en compagnie de son voisin. L'écran offre alors une réalité alternative et permet à Mme Chiotte de s'imaginer au bras d'un Fred Astaire, ou même de retrouver sa voix. Notons aussi que l'héroïne habite juste au dessus d'une salle de projection, dont les jeux de lumières filtrent à travers le plancher de son appartement grisâtre. Le cinéma aurait donc la possibilité de transfigurer le morne du réel, par le merveilleux qu'il induit et qui s'immisce dans le quotidien du spectateur.
Enfin, la délivrance de l'héroïne, l'amour qui lui permettra de se dépasser et de se transfigurer, arrive avec la rencontre de la créature laquelle n'est pas sans rappeler le monstre de Creature from the Black Lagoon, classique du cinéma d'horreur américain des années 50. Nous pourrions ainsi voir en l'eau et  sa symbolique baptismale, le catalyseur de la renaissance d'Élisa.

Jack ARNOLD, Creature from the Black Lagoon, 1954.

          Autrement, La forme de l'eau est une réécriture assez banale de La Belle et la Bête et de l'histoire de la princesse et du crapaud. Le film emprunte au conte, à son lyrisme facile, avec sa séquence d'ouverture commençant par le poncif "il était une fois".
L'histoire est on ne peut plus banale. Del Toro reprend la structure du conte de fée manichéen avec ses gentils et ses méchants de l'autre. Avec un léger "twist"- du moins, c'est ce qu'il cherche à vous faire croire-: les gentils sont tous des "monstres" alors que le méchant est celui dont la façade est la plus ordonnée et qui se révèle être un cœur de pierre.
Dans ce "tale of love and loss, of a princess with no voice, and a monster who tried to destroy it all",
Del Torro joue sur l'étymologie du mot monstre, qui rappelons-le, désigne celui ou celle que l'on montre du doigt. La forme de l'eau devient alors un plaidoyer en faveur des monstres de l'ère Trumpienne : les noirs, les femmes et les homosexuels. La "dream-team" des guerriers de la justice sociale [1] rassemble les "bons" du conte.
          Le problème du film de Del Toro, c'est qu'il n'apporte rien de neuf et obéit à la recette de son temps.
Nous ne cherchons pas là à verser dans le négationnisme en remettant en causes les souffrances endurées par les minorités. Néanmoins, l'Occident a intégré les groupes en question, lesquels se voient octroyer de plus en plus de droits. Aussi, le film ne pousse-t-il pas le spectateur occidental à réfléchir, il ne le déconcerte pas, mais répond au contraire à ses horizons d'attente en le confortant dans son mode de pensée libéral. Les méchants sont toujours les mêmes à savoir des représentants de la gente masculine, blancs, hétérosexuels et pères de famille, tant d'avatars du modèle conservateur diabolisé par les libéraux. Le propos bienséant de Del Toro, lorsqu'il s'adresse à son public principal à savoir le public occidental, ne fait surtout écho aux guerriers de la justice sociale, "Black lives matter", "Me too" etc... Plus encore, il conforte un mode de pensée qui semble en vogue actuellement -où les hommes sont tous des salauds ou des bons à rien à moins peut-être d'être homosexuels, et où toutes les femmes, à l'instar d'Élisa qui récure les toilettes des hommes à longueur de journée, sont les victimes d'un complot insitutionnalisé nommé phallocratie-.

          En bonne coureuse de lauréats, j'ai été voir ce film. Comme beaucoup je me suis fait avoir, puis j'ai réfléchi. La vérité est qu'en regardant La forme de l'eau, on se laisse facilement prendre dans la toile de Del Torro.
Que la façade trop ordonnée de la Persona puisse cacher de terribles ténèbres, soit.
Que l'hétérosexualité ne soit plus vue comme une orientation sexuelle mais comme un système structuré et bien huilé favorisant l'exploitation des femmes par les hommes, c'est tout de suite plus discutable.  Les minorités sont de plus en plus indépendantes. Reste alors à nous interroger sur les véritables motivations du réalisateur. Del Toro est-il un guerrier de la justice sociale au discernement quelque peu contestable? La forme de l'eau est-il un film-recette, politiquement correct et concertant, taillé pour être une bête à Oscars ? Que reste-t-il du véritable engagement?

N.A

[1] Guerrier de la justice sociale: Militant défenseur de la bien-pensance, passé spécialiste dans l'art de défendre sans discernement l'antiracisme, le féminisme et la communauté LGBT.


vendredi 5 janvier 2018

My example, it's a metaphor. I mean it's sore, it's symbolic.

LANTHIMOS Yorgos,
The Killing of a Sacred Deer, 2017.
    Steven (Colin Farrell), chirurgien cardiologue, est un pur produit du rêve américain. Archétype de la réussite sociale, cummulant superbe carrière, cottage proprêt de banlieue bourgeoises et montres de luxe, rien ne semble pouvoir troubler l'équilibre régissant son univers et celui de sa petite famille. Rien, si ce n'est la présence de Martin (Barry Keoghan), adolescent énigmatique que le médecin prend sous son aile et qui fait tache dans l'univers apollinien de ce dernier. Mais le jeune homme et le chirurgien sont liés par un terrible secret.
La vie idyllique de la petite famille vole en éclat lorsque Martin révèle ses sombres desseins.
    Le couperêt tombe : il va falloir payer. Pour les fautes du passé d'abord mais surtout payer le prix de son imposture.

    Car Steven est bel et bien un imposteur. Son double statut de chirurgien et de père de famille modèle n'est qu'une façade.
La diégèse de La mise à mort du cerf sacré ne progresse pas linéairement. Elle est une plongée, une descente dans l'intériorité du personnage, l'excavation méticuleuse de ses petites faiblesses, de ses lâchetés les moins avouables.
La famille de ce dernier n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Si elle semble d'abord filer le parfait bonheur, force est de constater qu'elle participe de la masquerade dont Steven est à la fois l'ordonnateur et l'interprête. Ritualisée à l'extrême, elle n'est que la construction factice du chirurgien qui, par son emprise, veille strictement au bon déroulement de la représentation. Sous le travestissement du "bon père de famille", Steven est en réalité un tyran soucieux de conserver ses pouvoirs, un maniaque du contrôle, maître de la manipulation, trop lâche pour assumer ses erreurs.

    Yorgos Lanthimos aborde une fois de plus la thématique du mensonge, topoï de son cinéma et qu'il avait déjà exploité avec brio dans Dogtooth (2009) et dans The Lobster (2009).
L'introduction de Martin- allégorie de la culpabilité ne pouvant plus être refoulée)- dans le quotidien du chirurgien envoie valser acteurs et déguisements dans le décor. Sa présence coincide avec l'exhumation des secrets inavouables de Steven et contribue au renversement de l'ordre culturel parfait duquel le médecin se voulait le garant.
La tension entre le vrai et le faux, l'essence et les apparences est rendue par le traitement du motif des mains qui jalonne le film. À plusieurs reprises, Steven est complimenté pour leur beauté, la blancheur et la propreté. Or il s'avère qu'elles sont à l'origine de crimes, d'actes inavouables et autres souillures en tout genre. Les gants tachés de sang et dédaigneusement jetés à la poubelle à la sortie du bloc opératoire sont la véritable nature du chirurgien, la même qu'il tente de dissimuler derrière un Surmoi surpuissant en les lavant compulsivement.

Cependant toute représentation suppose une fin, et le masque doit tomber.
Démasquée, la duplicité du médecin est révélée au grand jour. À l'instar d'Agamemnon dans Iphigénie à Aulis, Steven apparaît comme un être terriblement malhonnête, n'ayant aucun scrupule à mentir à outrance pour dissimuler ses erreurs et ses perversion comme en témoigne les schèmes de l'enfouissement qui reviennent en leitmotiv, accusant le monde entier lorsqu'il est mis au pied du mur.
Mais le chirurgien n'a que trop fabulé. Faisant l'effet "boule de neige", les cadavres ressortent du placard, à faire éclater les portes closes. Pour s'en débarasser, il faut une victime sacrificielle.

DOYEN Gabriel-François (1726-1806), Sacrifice d'Iphigénie, Maison Motais de Narbonne.

   Lanthimos se réclame d'Euripide. Hypertexte d'Iphigénie à Aulis- ne serait-ce que par son titre, renvoyant au sacrifice d'Iphigénie par Agamemnon à la déesse Artémis- le film frappe par un traitement tragique rondement mené et qui fait son cachet.
    D'entrée de jeu, Steven apparaît comme un personnage de la démesure. Le contrôle que le chirurgien exerce sur ses patients (ainsi que sur sa famille), fait de lui un dieu potentiel, régissant la vie d'autrui. Ce pouvoir est représenté par le symbole de la montre qui confère à son détenteur le pouvoir d'ordonnateur.
Pseudo-dieu, Steven sera pourtant confronté à une puissance qui le dépasse.
En offrant sa montre à Martin dans une tentative maladroite de se dédouaner de sa culpabilité, il fait du jeune homme le régisseur de son monde, et ce malgré lui. Face au mortel surrestismant son pouvoir, héros prométhéen jouant avec le feu à outrance, Martin incarne la figure du dieu vengeur omniscient, de la terrible loi du Talion. L'adolescent qui réclame le sacrifice, manipule désormais à sa guise le destin du chirugien, emprise rendue par l'abondance des travelings en plongée sur Steven, comme si ce dernier était sans cesse poursuivi par la fatalité.
À noter par ailleurs que le cadre spatio-temporel du film se réduit à mesure que l'échéance approche, condensée et tourmentée par la main d'un dieu sadique qui s'amuse. Les personnage sont alors poussés dans leurs derniers retranchements dans la cave de leur maison- et donc confrontés à leurs instincts les plus bas- dans une sorte d'enfermement tragique ne leur laissant aucune échappatoire devant l'inéluctable.
À la souillure palliera un châtiment conséquent. Reste à savoir qui sera désigné pour camper le rôle du bouc-émissaire.

    Malgré quelques longueurs, la densité des métaphores doublée d'une esthétique magistrale fait de La mise à mort du cerf sacré une œuvre qui vous attire dans ses méandres pour mieux vous prendre à la gorge. Satire sociale grinçante où s'invite le fantastique, tragédie glaçante rappelant celles des temps immémoriaux, le film dissèque avec brio cette "tendance de l'homme à projeter sa propre culpabilité sur un autre et satisfaire ainsi sa propre conscience, qui a toujours besoin d'un responsable, d'un châtiment, d'une victime".



N.A

mercredi 13 septembre 2017

Les enfants du Pirée ou le soleil au dessus du bordel


Kostas MOURSÉLAS,
Les enfants du Pirée,
Cambourakis, 2017.

En Grèce, on ne présente plus Kostas Moursélas, ni La rousse aux cheveux teints (Βαμμενα κοκκινα μαλλια), roman sulfureux rapidement devenu best seller, paru en 1989 et ayant fait l’objet d’une adaptation télévisée du même nom.
C’est cette œuvre, parue initialement dans sa version française chez Hatier en 1996, que les éditions Cambourakis ressuscitent près de 20 ans plus tard sous l’intitulé aux accents de la chanson éponyme de Hadjikakis, interprété par Mélina Mercouri : Les enfants du Pirée.
Le narrateur, Konstantidis Manolopoulos, devenu écrivain, y relate les frasques de la bande dont il a fait partie dans sa jeunesse au Pirée dans les années 50s, et qui orbite plus ou moins autour du très charismatique Manolis Retsinas, dit « Louïs ».
À l’image de ce roman flirtant  tout aussi bien avec les codes du roman populaire qu’avec la philosophie, Louïs est un personnage du « où bien… où bien… » ou comme le qualifierait Moursélas, de personnage « pas vraiment » :
« On peut faire le portrait d’Emmanouil Rètsinas surnommé Louïs en deux mots : pas vraiment. Pas vraiment petit, pas vraiment laid, pas vraiment beau, pas vraiment paresseux, pas vraiment illettré, pas vraiment athée. Qu’est-ce que j’entends par pas vraiment athée ? Qu’il ne met presque jamais les pieds à l’église, par contre il va aux enterrements, aux baptêmes et aux mariages, même aux siens. Il en est à son deuxième et il a failli ne pas s’arrêter là. »
C’est cet énergumène enivrant (qui tient d’ailleurs son nom du spiritueux grec), et qui nous emporte sans jamais nous ennuyer dans un périple long de plus de 400 pages.
            Tour à tour libraire, boulanger, joailler, fonctionnaire publique, prestidigitateur, branleur professionnel, beau parleur, filou au grand cœur, Louis, maître de la transgression, refusant de se ranger et de se conformer au sociolecte du groupe dominant adopté tôt ou tard par le narrateur, est une sorte de picaro hellène, permettant à Moursélas de brosser le tableau de près de quarante années d’histoire grecque.
Amorçant la dictature des colonels et donnant à voir les tensions palpables dans le Pirée des années 50 amorçant, entre communistes et royalistes après la guerre civile (1946-1949), le narrateur nous invite à nous plonger dans les entrailles de la ville. Le lecteur vit les années des illusions, manifestants du dimanche et aboyeurs sublimes, puis celles de la délation, des vendus et des vautours, lesquelles ne sont pas sans rappeler la Grèce contemporaine. Moursélas ne se prive pas de taper sur la gauche comme sur la droite, le tout sans avoir l’air d’y toucher, en confiant la narration au très sage Manolopoulos. C’est une Grèce très loin du Disney Land pour amateurs d’archéologie actuel qu’il nous sert, entre bordels, quartiers populaires, petites frappes et coups fourrés en tout genre.
            À défaut de s’identifier à cet affreux jojo, don juanesque au possible tant par ses prouesses galantes que par son impérieux désir de cracher au visage des conventions sociales, le lecteur se reconnaîtra peut-être en Manolopoulos le narrateur, petit fonctionnaire s’étant trahi lui même, malheureux en ménage, ayant fait les frais d’une mère méditerranéenne terriblement castratrice (certains se reconnaîtront), le tandem illustrant le dilemme entre le « je veux » et le « j’ai peur ».
Dans un livre ou Manolis se révèle l’envers de Manolopoulos, Moursélas nous renvoie le reflet de notre propre psyché, voire de nos petites lâchetés.
            Roman purement dionysiaque, Les enfants du Pirée est un concentré d’humour et de questionnements existentiels qui sent le sexe, les beuveries entre copains, les tapes dans le dos de la dernière tournée et aussi un peu la tristesse. Réquisitoire contre la pudibonderie, un hymne à la liberté qui exalte l’imperfection, et qui prône le droit de se tromper pour étreindre l’incertitude des lendemains.

N.A




 
Ce livre nous a été conseillé par les libraires du Livre Ouvert à Athènes. 
Solonos 77, Athènes 106 79, Grèce |
Σόλωνος 77, Αθήνα 106 79:




mardi 11 juillet 2017

Dans la famille, il n'y a que des traîtres.

FAWAZ Ghassan, Les moi volatils des
guerres perdues,
Paris, Seuil,
coll. "Cadre rouge", 1996, 445 pp.
     Publié en 1996, soit relativement tôt après la signature de l'amnistie clôturant la guerre du Liban de 75-90, la démarche de Ghassan Fawaz est quelque peu particulière. Militant de gauche, puis d'extrême gauche, il aura pris les armes en 1975 pour les déposer un an plus tard et de gagner Paris.  
Les moi volatils des guerres perdues relate l'histoire de celui qui aurait pu être son alter-égo: Farés, jeune homme en colère contre la terre entière, gaucho, qui prend les armes lui aussi, mais qui contrairement à Fawaz mène à terme son voyage au bout de la violence. Entiché d'une prostituée egyptienne, Beyrouth, que la mort lui enlève, il n'aura plus qu'une idée en tête, le désir obsédant de la venger.

Difficile de passer outre les quelques maladresses de ce premier roman. Les tribulations diégétiques et narratologiques, à la limite de l'hallucination, rendent la lecture laborieuse. On a parfois du mal à garder le fil, et les longueurs, doublé de certains clichés (l'espionne israëlienne aussi futée que bonne, le journaliste juif qui reprend la narration de la dernière partie du roman pour y faire son méa-culpa) ne ménagent pas le lecteur.

Et pourtant ! La mise en abîme qui fait de Farès et de ses comparses des personnages de papiers sortis de l'imaginaire d'un professeur fou, abîmé par la guerre, tentative de Fawaz de mettre de la distance entre son principal protagoniste et lui, ne dupe personne. Il va sans dire que le personnage de Farès est un avatar de ce que Fawaz aurait pû devenir. Aussi est-il interessant de lire Les moi volatils des guerres perdues comme un témoignage de guerre.
Le roman remplit la fonction de l'œuvre d'art, évoquée par Lucien Goldmann dans son très interessant Sociologie du roman, et qui affirme que la qualité d'une œuvre se mesure à sa cohérence quant à la représentation du groupe social dont elle se veut l'expression. À travers l'histoire de Farès, l'auteur nous fit miroiter la vie de la génération de la guerre qu'il esquisse en filigrane.
Dans un style proche de celui de Céline, le roman est l'occasion pour l'auteur de déconstruire les grands discours des différentes factions, en leur opposant l'ironie mordante d'un narrateur désabusé, qui ne laisse rien au hasard, massacres, pillages, torture mais aussi bassesses, lachetés et complexes en tout genre.
Que dire aussi du périple picaresque de Farès, relaté à travers le regard de celui qui a pris ses distances et qui permet de décomposer avec beaucoup de lucidité les mécanismes de la violence. Pas de rédemption possible pour le héros. Farés n'a pas l'étoffe du chevalier, ou alors si, mais plutôt celle du Don Quichotte. Au fond, ce n'est qu'un rêveur mièvre, à l'orgueil inversement proportionnel à sa médiocrité, doublé d'une solitude sans exemple, un enfant penaud et mal grandi, reportant ses propres frustrations sur plus faible que lui. Pour lui, comme pour ses semblables, la violence aura été l'alfa et l'oméga. 

Si le roman de Fawaz est miné par de nombreuses maladresses, il trouve sa richesse dans le nombre d'informations qu'il livre sur la guerre du Liban. En choisissant de suivre les traces d'un milicien terriblement ordinaire de médiocrité, l'auteur adopte la stratégie de la contre-idéologie afin de déconstruire les mythes de la guerre et la représentation manichéenne que nous pourrions nous en faire. Il donne à voir la longue descente aux enfers d'un protagoniste qui se salit les mains et connaît une fin à la démesure de l'histoire. Cependant, en portant son choix sur un héros ni trop bon, ni trop mauvais, Fawaz endôsse la figure Benjaminienne du chroniqueur et donne à voir la petite histoire dans la grande, les petites guerres personnelles, trahisons, délations et peut-être aussi quelques instants de grâce à émouvoir les monstres que nous portons tous en nous.

N.A

mardi 30 mai 2017

Et les nuages se rassemblèrent à la hâte et se préparèrent à partir. Ils regardèrent en bas en un ultime adieu, et fondirent en larme.

Najwa M. BARAKAT, Ya Salam !,
Actes Sud, coll. "Sindbad"

"- Ce ne serait pas la ville qui ne se reconnaît plus? dit un nuage.
-Et qui ne reconnaît même plus les autres ! répondit un deuxième.
-C'est vrai que ses habitants ont perdu la mémoire des larmes? demanda un troisième.
Et de nombreux nuages s'amoncelèrent, se bousculèrent...
Pour regarder en bas avec curiosité.
"
 
Nuages bibliques du déluge, choeur universel et cosmique, peut être ont-ils le recul nécessaire pour plonger dans les entrailles de la ville. Pour se pencher sur le destin de Louqmane, de l'Albinos, et de Najib, respectivement artificier, tortionnaire et sniper, qui, dès la fin de la guerre ont perdu tout ce qui rythmait leur quotidien: L'ivresse du crime, le plaisir d'humiler, de tortuer, de tuer, de violer.

À travers le regard de ces miliciens désœuvrés, contraints de transposer leurs cruautés et leur frénésie meurtrière - notamment sur les rats qui envahissent la ville, mais aussi et surtout sur les femmes-, l'auteure brosse le portrait du Mal, personnage principal du roman.
À l'instar des rats qui pullulent, étroitement liés à l'univers tragique et symptomatiques du phénomène de destruction, il s'empare de la ville, corrompt les personnages qui sombrent peu à peu dans la démence.

Aucune possibilité de sortie pour les monstres grotesques et terriblement ordinaires de Barakat, lesquels renvoient irrévocablement au lecteur le reflet de ses propres vices.
Le monstricide consommé, la catharsis opère.

Violent, cru et bien noir comme nous les aimons, ce livre est un must de la littérature de guerre libanaise. Portrait sans concession d'une génération foutue, ironiquement tragique comme le suggère le titre [C'est formidable !], peut-être permettra-il au lecteur d'exorciser les démons de la guerre par procuration.


N.A

mercredi 1 février 2017

Accordons nos violences.

Gilles LEROY, Alabama Song,
Mercure de France, 2007, Folio,
2009, 217 p.
"J'en arrive à croire aujourd'hui de temps en temps que ne peut rien être d'autre que le droit volontairement donné à autrui de nous martyriser." Attribuée à Dostoïevski dans les Carnets du Sous-Sol, cette phrase aurait très bien pu être prononcée par une certaine Zelda Sayre. Épouse de l'écrivain Scott Fitgerald, elle fut considérée comme l'un des femmes les plus sulfureuses des années folles avant de tombler dans l'oubli dans les années 30.

Cette figure mythique, Gilles Leroy la ressuscite afin d'en faire l'héroïne d'Alabama Song pour lequel il obtient le prix Goncourt en 2009.

La vie de Zelda y est romancée, de la jeunesse en Alabama jusqu'à sa mort, brûlée vive lors de l'incendie de l'asile où elle fut internée et projette ce personnage de l'ombre, relégué à l'arrière plan par son mari, au devant de la scène. Sa relation avec Scott occupera la majeure partie du roman: jeunes premiers partis à la conquête de l'Europe, lui par ambition, elle aspirant à la liberté, ils finiront par se brûler les ailes, consumés par l'alcool et par leur violence propre et réciproque.
Scott et Zelda ne ressemblent pas à un couple marié. À des jumeaux certes, mais des frères ennemis qui n'en finiront pas de s'entre-déchirer. Ils auront beau se débattre, le doigt est déjà dans l'engrenage. Ils n'échapperont pas à la mécanique infernale de leur fatale destinée.

Le roman de Gilles Leroy revêt une portée féministe et engagée: rien n'est épargné au lecteur qui, plongé dans l'intimité du couple découvre une femme se battant bec et ongles contre un mari qui cherche à lui couper les ailes, internée pour avoir su resister, plagiée même, par le mari en question. Mais ce n'est qu'un moindre mal comparées au brimades morales et physiques endurées. Les scènes de viol conjugal, légitimisées par le mariage, sont déchirantes. Le portrait d'une génération foutue aussi, celle des Années Folles. Les paillettes de la fête dissimulent en réalité un malaise profond ou l'on flirte avec le gouffre à l'instar de la relation de l'écrivain avec sa Southern Belle.
Zelda Sayre, la véritable, était schizophrène. Dans Alabama Song, Gilles Leroy magnifie le destin en lui donnant son heure pour briller. L'auteur lui rend un peu de sa splendeur où la vie à échoué à la venger. En choisissant de la représenter lucide, il fait la montre en fier martyr de la cause féminine, légitimisant son propos et la réhabilitant de surcroit aux yeux de ceux qui ne la voyait qu'à travers le prisme de sa folie.

Alabama Song aurait pu se résumer à la chanson de Zelda, le chant d'un destin broyé, d'une existence avorté. Pourtant, en prenant le lecteur à témoin afin de lui faire endosser le rôle de psychologue, puis de confident de la narratrice, l'auteur semble espérer qu'il se reconnaîtra en l'épouse de Fitgerald, faisant de cette dernière le porte parole des humiliés pour le peu qu'il veuillent bien écouter son "song", la complainte des esclaves en Alabama.

N.A

lundi 30 janvier 2017

Ombres, ombres, ombres... Je ne vois que des ombres, et il n'y a personne pour m'entendre.

Mohammed DIB, Un été Africain,
1959, Seuil, coll. "Points",
1998, 191 p.
Ils se nomment Marhoum, Mokhtar, Zakya, Bedra, Djemmal.
Le fossé creusé par leurs conditions sociales, leurs sexes, leurs préoccupations et aspiration profonde, tout semble les séparer. Et pourtant ils participent tous d'une même tragédie. C'est par le biais de leurs histoires respectives, que Mohammed Dib donne à voir la guerre d'Algérie (1954-1962).

Mohammed Dib se situe dans le courant littéraire éthnographique de description du quotidien. Cependant, loin de tendre vers la satisfaction du lecteur orientaliste, la description de la société Algérienne s'inscrit dans une recherche d'identité perdue parce qu'écrasée- projet dont Dib serait, par conséquent, le premier bénéficiaire-.
Un été Africain
semble alors s'inscrire dans la lignée des œuvres de contestation et de combat- rappelons à juste titre qu'il a été publié en 1959, pendant les "événements-  puisque l'auteur s'attache à dévoiler les conditions de vie des personnages en situation coloniale.
En appréhendant les personnages dans la Vérité de leur quotidien, Mohammed Dib donne à voir les abus perpétrés par le colonisateur: Il est bien entendu question d'expropriations, d'arrestations arbitraires. Si la violence est rarement frontale, on la devine au territoire fracturé par les différents check-points et barrages, à la tension qui règne dans les deux camps et au doux moutonnement des habitants Algériens, qui complètement aliénés vont à leur perte en chantant.

Cependant, la révolte ne peut s'opérer sans l'autocritique des coutumes surranées. D'ailleurs, Mohammed Dib n'a jamais été pour la récrimination systématique et "la contestation n'est pas chez lui synonyme de haine et de mépris".
Aussi ne faut il pas s'étonner si les thèmes du conflit générationnel et de la relation au père essaiment le roman.

D'après Jean Chevalier, le père est renvoie à la "domination de la valeur. En ce sens, [il] est une figure inhibante, castratrice [...], décourageant les efforts d'émancipation en exerçant une influence qui prive, stérilise et maintient dans la dépendance. [Ainsi, il devient le garant] du monde de l'autorité traditionnelle en face de forces nouvelles de changement." (1)
D'ailleurs, en s'opposant systématiquement (politiquement ou affectivement) à leurs enfants les pères d'Un été Africain, semblent, malgré eux, être les gardiens d'une Algérie nécrosée parce qu'encastrée dans des traditions surrannées, empêchant le bourgeonnement et l'épanouissement d'une Algérie nouvelle. Ils sont d'ailleurs associés à la thématique de l'enfermement et du somnambulisme qui renvoient à la castration et à l'aliénation, lesquels confèrent au roman une structure ciculaire et donc une dimension tragique.

La lecture d'Un été Africain est indissociable de son contexte de publication. Le postulat de Mohammed Dib n'est pas sans rappeler le discours de Suède d'Albert Camus sur la vocation de l'écrivain: le refus de mentir et le fait d'éveiller des consciences. En brossant le tableau de personnages dans leur quotidien, avec tout ce qu'ils supposent de cruauté, de lâcheté, d'aveuglement mais aussi d'espoir, ce n'est pas eux que l'auteur chercher à bouleverser, mais des hommes et des femmes vrais qu'il appelle à la révolte.

N.A

(1) CHEVALIER Jean, Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, 1969, Robert Laffont/ Jupiter, coll. "bouquins", Paris, 1982, p.856.

jeudi 8 décembre 2016

La vérité c'est que le passé, on n'en parle pas, il faut continuer, reprendre, il faut avancer, ne pas remuer.

Laurent MAUVIGNIER,
Des hommes, 2009, Ed. de Minuit
282 pp.
PANDORA BOX

Tout commence avec un bête cadeau d'anniversaire, une boîte que tend Bernard à sa sœur Solange et qui une fois ouverte, déchaînera les passions de tous les invités. Il faut dire que Bernard, il les répugne à tous, on ne sait trop pourquoi. 

La boîte de Pandore ouverte, il est déjà trop tard.
Chassé de la fête, il laisse éclater sa rancœur contre Chefraoui, le "bougnoule" avant de se rendre au domicile de ce dernier, manquant de commettre l'irréparable.
L'évènement ne manque pas de choquer l'assistance, surtout Rabut le narrateur. Les "bougnoules", il connait. D'ailleurs l'Algérie, il y était avec Bernard, pendant les "évènements". Comme lui, il a vu l'horreur, les incendies, les écorchés vifs, les copains massacrés. Lui aussi s'est sali les mains.
L'ouverture de la boîte participera du retour d'un "tout" refoulé pendant près de cinquante ans.

Le roman est organisé en quatre parties, "Après-midi", "Soir", "Nuit" et "Matin", qui renverraient à la "révolution de soleil" si chère à la tragédie antique. La Nuit serait celle de l'inconscient, des portes qui craquent sous la violence de la guerre, du refoulé qui remonte à la surface quitte à priver le narrateur de sommeil.
Même l'écriture, hachée, semble hésiter à dire l'indicible.
Le motif de la boîte hante le roman. Nous le retrouvons dans la narration, emboîtée elle aussi, puisqu'aux réminiscences de Rabut se superposent celles de Février, lui aussi parti à la guerre. L'emboîtement des diégèses trouve son écho dans les objets gigognes, contenant les souvenirs du narrateur dans lesquels il devra se plonger, pour peut-être aspirer à une forme de rédemption.
Des hommes, c'est surtout l'histoire d'une tragédie qui n'a été reconnue que trop tard par la France. Si Bernard paye ses actes, qu'il en vient à dégouter ses proches, c'est parce qu'il leur renvoie irrémédiablement l'image de leurs propres monstruosités projetées sur sa personne, endossant malgré lui le rôle du bouc émissaire.

Il y a sans doute dans la démarche de Laurent Mauvignier quelques motivations personnelles, la plus profonde étant de comprendre le suicide de son propre père, mobilisé en Algérie lors des "évènements". 
L'auteur fait fi des tabous et brosse le tableau sans concession des réalités de la mobilisation et des horreurs de la guerre, perpétrés ou subies. De ce fait, il soulève les problématiques relatives au retour des soldats à la vie civile, lesquels, en plus d'avoir sacrifié leur jeunesse à Algérie y ont aussi laissé leur humanité, mais il pose surtout la question de la responsabilité, lesdits soldats se retrouvant à posteriori victimes de ce qu'ils ont commis. 

N.A

dimanche 27 novembre 2016

On existe par le mal qu'on fait aux autres. C'est comme ça.

Aurélien GOUGAUD,  Lithium,
2016, Albin Michel, 189 pp.
TABLEAU PARISIEN

Aurélien Gougaud choisit, pour son premier roman, d'aborder les éternelles thématiques de la solitude, de la routine, sur fond de "Paris du désenchantement".

Le roman relate le temps d'une semaine, le parcours d'Elle et d'Il. Enfants de la génération Y, ou perdue, mal grandis et qui peinent à apprivoiser la casquette d'adulte, malheureux au travail, en amitiés et en amour, ils se rencontrent au détour d'une rue, alors que Paris décuve sa fin de semaine.
Tiraillés entre carriérisme, volonté de se reinventer, besoin d'être aimé, peur de s'engager, solitude et excès en tout genre, Il et Elle, enfants du "on verra" se laissent porter par le courant sans jamais réellement lâcher prise. Leur dénouement de leur histoire sera banal, prévisible.
Le livre se lit facilement. Concis, sec, froid.
Le style n'a rien de transcendant: Le cynisme des premières lignes nous avait presque plu avant de conférer lourdeur au roman, force d'être martelé sans cesse sur 192 pages.
Par ailleurs, les personnages ne sont hélas pas assez fouillés à mon sens, au point où l'on ne sait trop pourquoi ils sont aussi malheureux qu'ils prétendent l'être. Autre ombre au tableau, toutes les figures féminines, sans exception aucune, semblent être accros au désastre, présentées comme les martyrs d'un système carnassier, dans la gueule duquel elles se jettent en chantant.

Déception donc, pour ce premier roman qui n'aura su nous toucher.
La faute à des thématiques pas très originales et mieux traitées ailleurs- nous pensons par exemple à Mes illusions donnent sur la cour de Sacha Sperling-.  
L'intrigue est aussi évanescente que les personnages et leurs existences. 
C'est aussi cela que dit Lithium: la solitude des grandes métropoles.

N.A

jeudi 17 novembre 2016

Plus j'étais conscient du mal que je lui faisais par mes paroles, plus l'envie me prenait d'en rajouter.

Chiyo UNO, Ohan, 2014,
Piquier Poche, 122 pp.
Ohan est un roman voyeur au fil duquel Chiyo Uno nous dévoile l'intériorité troublée d'un personnage au bord du gouffre, déchiré entre la tentation de se remettre en ménage avec son épouse légitime et le confort que lui procure la geïsha aux crochets de laquelle il vit.

L'auteur nous amène progressivement au dénouement tragique dont les signes précourreurs jalonnent le roman, le plaçant de ce fait sous le signe du symbolisme le plus lourd, doublé d'une narration omnisciente qui laisse présager l'escalade des évennements et la catastrophe finale.
Sur fond de triangle amoureux, Kanô, homme infidèle, paresseux et surtout terriblement lâche prend la parole, pour tisser un mea culpa ponctué de jérémiades où il n'hésite pas à prendre le lecteur à temoin de sa faiblesse de caractère et de sa lâcheté.
Confession biaisée dès le départ par celui qui se posera en victime éternelle alors qu'il orchestre à son insu les même mécanismes qui voueront ses proches à leurs pertes par souci de préserver ce qu'il a de plus cher : son moi égocentrique.
Le protagoniste pleurnichard est tout bonnement éxécrable. Ses plaintes incessantes minent d'emblée la pitié que le lecteur serait tenté d'éprouver pour lui.
Ohan est d'abord l'histoire d'un homme primaire, d'une lâcheté terriblement ordinaire, qui, lorsqu'il est sommé de choisir, prend la fuite.  D'un homme qui n'assume pas.

La traduction du roman n'a rien d'extraordinaire et n'arrive pas à rendre l'ambiance somnambulique qui jalonne le roman et qui aurait du refléter le manque de lucidité du protagoniste.
Si la lecture ne nous a pas ému outre mesure, il est certain que nous avons été outrés par la couardise et la molesse de Kanô.
Catharcis réussie? Sans doute. Si Ohan est si insupportable, c'est peut-être parce qu'il nous tend le miroir sans complaisance de nos propres lâchetés.

N.A